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La finta giardiniera
Silke Leopold
Depuis la naissance de l’opéra bouffe en 1740, ce genre scénique et musical avait vu se
développer divers rôles et scènes-types, garants d’un succès assuré quelle que soit l’action et
pouvant être insérés dans n’importe quel libretto, comme autant d’éléments interchangeables.
En matière de schématisme dramaturgique, l’opéra bouffe rattrapa rapidement l’opéra
seria, le public s’intéressant moins à la nouveauté de l’argument qu’à la question de savoir
comment l’histoire, rebattue et connue entre toutes, de l’amour et de ses égarements allait,
dans ce cas précis, pouvoir faire l’objet d’un récit neuf et surprenant. De tels stéréotypes ne
sont pas inhabituels dans les différents genres dramatiques, en particulier dans le domaine
non strictement littéraire ; la commedia dell’arte, plus récemment aussi le western ou le soap-
opera fondent leur existence sur cette fiabilité immuable du déroulement de l’action, qui
permet au spectateur de supporter les événements les plus surprenants, les suspenses les plus
insoutenables et les situations les plus dangereuses. En recourant à la typologie des rôles de
la commedia dell’arte, Carlo Goldoni assura la viabilité de l’opéra-comique en adjoignant aux
rôles comiques – les fous, les balourds ou les maladroits, les servantes et les valets roués – des
personnages “sérieux” à l’image des “innamorati”, les jeunes couples amoureux, ainsi qu’en
introduisant des “caractères moyens” (“mezzo carattere”), qui mêlent comique et sérieux.
La finta giardiniera, le livret de l’œuvre à succès de Pasquale Anfossi donnée à Rome lors
du carnaval 1774, répondait à toutes ces attentes sans pourtant se soucier réellement de la
cohérence d’une action dramatique qui ne sert plus guère qu’à relier un passage obligé à un
autre.
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Avec ses sept personnages impliqués dans l’action, il incarne pour ainsi dire l’idéal-type
de la dramaturgie de l’opéra bouffe. Au sommet de la configuration des personnages, on trouve
Don Anchise, un personnage un peu lourdaud, déjà âgé, qui rappelle aussi bien le Pantalone de
la commedia dell’arte que d’innombrables vieux garçons de l’opéra-comique, comme l’Uberto
de La serva padrona de Giovanni Baptista Pergolesi ou le Pimpinone de l’intermezzo éponyme
de Tommaso Albinoni. La noble et fière Arminda et le triste chevalier Ramiro illustrent les “parti
serie”, les rôles sérieux, le comte Belfiore et la comtesse Violante les “mezzo carattere” ;
Serpetta et Nardo, quant à eux, viennent compléter le registre des “parti buffe” déjà représenté
par Don Anchise. Enfin, avec la scène de folie, la scène de méprise et de quiproquo dans le jardin
nocturne, la servante et ses vues sur son seigneur, l’aria “instrumentale”, les accès de fureur
d’Arminda et les crises de désespoir de Sandrina, le livret contenait donc tous les éléments
susceptibles de garantir le succès d’un opéra bouffe.
Giuseppe Petrosellini – ou l’auteur du livret, quel qu’il fût – s’inspira largement des opéras à
succès des années 1760. Avec La buona figliola, représentée en 1760 à Rome sur un livret de
Carlo Goldoni d’après Pamela, le roman épistolaire de Samuel Richardson, Niccoló Piccinni avait
trouvé un ton nouveau, qui élargissait le spectre de l’expression musicale de l’opéra bouffe en
ajoutant aux deux registres connus, la caricature et le grotesque d’un côté, le profond sérieux
de l’autre, une composante sentimentale. La buona figliola raconte l’histoire d’une séduisante
jardinière nommée Cecchina, d’un marquis amoureux de la jardinière, et de sa sœur (à lui) qui,
particulièrement fière de sa noble ascendance, tente de contrecarrer leur union parce qu’une
1. Cf. à ce sujet Volker Mattern, Das Dramma giocoso “La finta giardiniera” : ein Vergleich der Vertonungen von Pasquale Anfossi und Wolfgang Ama-
deus Mozart. Laaber 1989.
telle mésalliance ne pourrait qu’inciter son fiancé (à elle), le non moins arrogant chevalier
Armidoro, à refuser de l’épouser ; c’est enfin aussi l’histoire d’une paysanne, Sandrina, qui a,
elle aussi, des vues sur le marquis. Il faut attendre que Cecchina se révèle n’être autre que la
baronne Mariandel, enlevée alors qu’elle n’était encore qu’un bébé, pour voir les conflits se
résoudre à la satisfaction générale et l’action se conclure par un double mariage. Compte tenu
du succès que La buona figliola de Piccinni connut à travers l’Europe entière, il n’est guère
étonnant que d’autres librettistes aient suivi ce modèle en créant des rôles semblables à celui
de Cecchina, conjuguant à part égale l’innocence naturelle et la noblesse et dans lesquels
la musique pouvait effacer les frontières sociales. À côté de Cecchina, la marquise Lucinda,
avec sa furieuse aria de vengeance, et son fiancé Armidoro, dont le rôle de castrat permettait
d’introduire l’atmosphère de l’opéra seria dans l’opéra bouffe, apparaissent comme des
personnages d’un autre temps, d’une époque révolue.
Mozart, qui avait là pour la première fois depuis trois ans l’occasion d’écrire un nouvel opéra,
se mit à la tâche avec une ardeur non dissimulée. Pour la première fois depuis son enfance, il
s’attaquait à nouveau à un opéra bouffe, qui posait en matière de composition des exigences
bien différentes de celles d’un opéra seria. Si dans l’opéra seria, il s’agissait avant tout de la
représentation musicale des affects, des sentiments et des états d’âme, l’opéra bouffe avait
aussi besoin que les moyens musicaux contribuent à la représentation de l’action extérieure.
Par rapport à l’action, Mozart se retrouva dans l’obligation de composer deux grands finals, la
rencontre des couples (anciens et actuels) à la fin du premier acte et le tohu-bohu dans la forêt
obscure à la fin du second acte, et les solutions musicales qu’il développa pour ce faire rendent
parfaitement compte de l’état dans lequel se trouvait alors le genre de l’opéra bouffe ; ce sont
de longs finals “en chaîne”, dans lesquels la mesure et la tonalité, par le tempo et le mode de
déclamation, viennent parfaitement illustrer et structurer le déroulement de l’action. Le premier
final décrit ainsi de manière pleinement audible l’entrée successive des personnages. Il débute
alors que Belfiore reconnaît Violante en la personne de Sandrina inconsciente, par un mélange
de récitatif accompagnato et d’arioso aux allures de menuet, se transforme en un allegro agité
à 4/4, à l’arrivée d’Arminda et de Ramiro, puis, modulant de mi mineur à Mi bémol majeur
en l’espace d’à peine deux mesures, se transforme encore une fois pour rendre compte de la
majestueuse entrée du Podestà – “adagio ma non molto”. L’arrivée de Serpetta et de Nardo est
finalement annoncée par un nouvel élément formel intervenant dans l’Allegro, en Ré majeur et
à 6/8. De cette manière, les différentes sections se succèdent l’une à l’autre selon le principe de
progression décrit plus tard par Lorenzo Da Ponte comme la succession de “l’adagio, l’allegro,
l’andante, l’amabile, l’armonioso, lo strepitoso, l’arcistrepitoso, lo strepitosissimo”.
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À l’intérieur de chacun de ces éléments aussi, dont l’ossature musicale est déterminée par le
tempo et la mesure, Mozart différencie les propos individuels des différents personnages par le
mode de déclamation et l’accompagnement instrumental, ainsi que par la tonalité. Quand par
exemple entre les mesures 392 et 431 du premier final, Arminda insulte Belfiore, que Ramiro ne
comprend pas cette colère, que le Podestà et Serpetta pressent, voire harcèlent Sandrina et que
celle-ci se lamente sur le sort cruel qui lui est fait, Mozart passe, à l’intérieur de ce bref passage
(allegro et à ¾), de la tonalité de Ré majeur (Arminda) à celle de si mineur / mi mineur (Ramiro),
puis à celle de la mineur (Podestà, Serpetta), puis enfin à celle de mi mineur (Sandrina). Par
ailleurs, Arminda, la jeune fille noble, déclame sur le rythme courtois du menuet, tandis que
Ramiro, dans sa souffrance, recourt au rythme “sanglotant” de la sarabande ; le Podestà et
Serpetta s’expriment dans un babil de croches typique pour les scènes bouffe ; Sandrina, avec
2. Lorenzo Da Ponte, Mémoires et livrets. Édition établie, présentée et annotée par Jean-François Labie, Paris 1980, p. 115 (Deuxième Partie, 1779-1792).
Da Ponte évoque le livret Il ricco d’un giorno (Le Riche d’un jour), mis en musique par Salieri. (Note du traducteur).
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